Marie-Luise Syring
Tout est en métamorphose dans ces tableaux-photos. La femme
devient homme, l'homme devient animal, la photographie se transforme en
peinture, la réalité semble envahie par l'irréel. Des aventures de la
littérature ancienne et moderne, des contes de fées ou des faits-divers
télévisés peuvent servir de modèles pour les histoires souvent dangereuses ici
racontées. Une histoire peinte est à chaque fois superposée à une histoire
photographiée. Comme si l'image-photo, témoignant d'une réalité vécue et
prétendument objective, était chassée ou ensevelie par l'imaginaire. La photo
subit diverses agressions, est en partie tâchée ou égratignée et parfois
presque détruite. Sa force séductrice est mise en doute et cède à la violence
de l'intervention picturale, de la même façon que les formes et les structures
de la composition cèdent à la déformation par le fantasme.
Ces histoires n'ont rien de naïf, ni d'infantile. Au contraire, les images sont bien trop ambigües. Les figures fantastiques qui pénètrent l'espace préalablement mis en scène dérangent, sèment l'inquiétude. Elles apparaissent comme des usurpateurs qui s'emparent de la réalité. Ne sont-elles pas toujours trop grandes pour les espaces dont elles se saisissent ? N'apportent-elles pas le sang, la peur, la mort en même temps que le rêve ou la nostalgie de voyager ?
Un mélange de familiarité et de terreur laisse naître cette atmosphère étrange et paradoxalement attirante qui caractérise ces œuvres. Une pièce de la maison avec des carrelages noirs et blancs se transforme en château de Barbe-Bleue, l'homme des noces sanglantes. Un jardin tranquille se peuple de loups et d'autres monstres. Dans la cave se trouve le lieu de combat avec le dragon des Nibelungen. Une piscine accueille les protagonistes de Chaperon-rouge. Des architectures en morceau de sucre simulent des paysages exotiques dans l'orient de Pierre Loti.
Ainsi les histoires de Gudrun von Maltzan sont construites sur des lieux de la vie quotidienne. Ces lieux représentent une ambiance de confiance et créent un sentiment de sécurité. C'est en cela que ses contes ressemblent aux contes de fées, dont nous savons qu'ils reconstituent toujours une situation familiale bien connue. Et comme les contes de fées dont on croirait qu'ils n'ont « affaire qu'au royaume du désir,où rien ne sépare le souhait de son accomplissement »(Marthe Robert),ils ne nient pas la souffrance par la répression et par le pouvoir, ni la cruauté de la vie. Le meilleur exemple en est celui qui semble peut-être le plus agréable et le plus anodin, la série sur l'orientalisme qui date de cet hiver.
L'orientalisme. Mélange de souvenirs authentiques de la Tunisie et de l'histoire de voyages célèbres du XIXe siècle, de Flaubert, Hugo, Rimbaud, Loti. Le passage à un monde tout à fait étrange au nôtre, dans lequel nous projetons nos rêves. Une exaltation romantique et sentimentale. Le travestissement, l'érotisme, la richesse, le bonheur : tout cela semble revivre dans les portraits de négresses, dans les affiches de cinéma et dans les temples du désert. Mais l'apparence trompe. Quel est le tableau qui séduit le plus dans cette série ? C'est l'image de la négresse entourée de pailles. Parce qu'elle est lue au premier degré. On remarque à peine que ces pailles s'ordonnent autour de ce portrait, volontairement jauni et immergé dans dans une mer de goudron, comme des flèches empoisonnées. Cette image est en fait un symbole de la colonisation qui est de l'ordre des signes et des mentalités. Plus encore qu'un simple exemple pour un objet de désir exotique, ce tableau est une parabole de l'exploitation que subissent les images en général sous des formes multiples, dans la publicité, dans les média, même dans les musées et sur le marché de l'art. Ce problème est imminent.
Cela explique pourquoi dans les derniers travaux, que ce soit la série du Chaperon-rouge aux USA ou l'hommage à Pierre Loti, nous trouvons moins souvent qu'auparavant une action régie et photographiée par l'artiste elle-même. Elle se sert plutôt d'images existantes qu'elle utilise comme support, affiches publicitaires et cartes postales anciennes, ou qu'elle réinvente, comme les figures de bandes dessinées ou d'illustrations de livres. Le fait de voir employées de telles images-trouvées qui sont toujours retravaillées, recouvertes de couleurs, grattées, blessées, submergées d'autres peintures, sollicite chez le spectateur une double lecture.L'intervention s'avère souvent être un enrichissement et une agression à la fois. Elle produit une image floue ou irritante. Elle rend la lecture difficile et pose la question si l'agression est dirigée contre le sujet en particulier ou contre l'image en soi.
L'exotisme chez Gudrun von Maltzan repose sur une anti-image. Elle n'imagine pas le jardin d'abondance, ni les couleurs sensuelles et chaudes d'un Delacroix, ni la plénitude des plantes et des fleurs ; ce n'est pas l'île paradisiaque, ni une terre promise inconnue qu'elle peint. C'est l'idée de la pauvreté, de la lumière blanche, de constructions claires et rigides, de colonnes érigées dans le vide, de bateaux imaginaires traversant les vagues du désert et d'arcades, sous lesquelles apparaissent parfois des personnages qui font penser aux femmes d'Alger. Ces architectures majestueuses acquièrent une légèreté et une luminosité qui semble loin de nous et de notre monde lourd et épais ; elles ont cependant le même caractère granuleux et friable que des châteaux de sable.
Il existe un exotisme moderne qui nous amène à entreprendre aujourd'hui des voyages aux Etats-Unis, rencontrer les mythes de la conquête du Far West, du succès rapide, du progrès technologique. Gudrun von Maltzan a traduit ces id%E9es dans la confrontation d'un conte européen, le Chaperon-rouge, avec l'inivers des fables du nouveau monde : avec la ménagerie de Walt Disney et les cowboys du Texas. Elle passe d'une image à l'autre, sans scrupules. Le loup qui devrait dévorer la jeune fille, est affronté par un cowboy téméraire et Mickey regarde la scène comme au spectacle. Tout est spectacle, est satyre. L'Amérique est un monde à l'envers. La réalité concrète est depuis longtemps dévorée par son simulacre. Le tourisme a remplacé la conquête. Disney Land est plus parfait, plus sophistiqué que le reste du pays, le leurre de la vie plus fort qu'elle-même : Hollywood, la grimace d'Utopia.
En Utopia, dit Thomas Morus, on ne manque de rien quand on voyage, parce que l'on est partout comme chez soi. Pour nous, justement, le voyage signifie la nécessité d'arriver ailleurs. Pour l'essentiel, ce n'est même pas le voyage qui est rêvé dans les œuvres de Gudrun von Maltzan, mais un ailleurs qui serait la transformation d'elle-même. Il n'y a pas d'histoire qui serait sans aventures, sans danger à bannir. Qu'il s'agisse de Robinson Crusoë ou de Blanche-Neige, d'une photo volée ou d'un train assailli ; s'il faut prendre un bain dans le sang d'un dragon ou vaincre la peur du tigre. Il y a toujours des épreuves à passer.
Les épreuves sont la raison d'être de ces tableaux. Le voyage n'en est qu'un aspect. Il conduit dans des espaces éloignés, dans des forêts magiques, à la fois fascinantes, attirantes et intimidantes. En fait, il s'agit toujours d'un voyage initiatique. Le chemin est douloureux, l'aventure est terrifiante, souvent la femme doit se charger de tâches d'un homme, jouer le rôle du héros, ne pas craindre ni bête fauve, ni la solitude. Les rites de passages sont nécessaires pour réaliser ce qu'on voudrait profondément, devenir un autre.
Pendant les années 70 les œuvres de Gudrun von Maltzan affichèrent pour la plupart sa volonté de raconter ses histoires dans une forme de reportage et de série de documents. Dans la photographie, elle respecta les revendications que l'on attache à une bonne photo, clarté, netteté, lisibilité, selon les normes du documentaire. Depuis, elle a commencé à emprunter des techniques plus expérimentales : les effets d'un grain grossier dans les agrandissements, les éliminations des contrastes du noir et blanc dans les surexpositions, l'intervention sur le négatif ou la diapositive. En peinture aussi ce n'est plus l'évidence de l'énoncé qui compte, mais le geste qui creuse ou renforce le propos de la photo. Plus que sur le sujet, l'accent est mis sur l'antagonisme des deux langages, photographique et pictural. Ainsi Gudrun von Maltzan réussi à se libérer de l'inéluctable rapport que la photographie entretient normalement avec l'objet photographié. Ce qui favorise les tentatives de considérer la photo et la peinture comme équivalentes sur le plan esthétique. Dans les travaux récents de Gudrun von Maltzan elles deviennent indifférenciables.
Mars 1984 Catalogue de l'exposition Galerie Viviane Esders
Ces histoires n'ont rien de naïf, ni d'infantile. Au contraire, les images sont bien trop ambigües. Les figures fantastiques qui pénètrent l'espace préalablement mis en scène dérangent, sèment l'inquiétude. Elles apparaissent comme des usurpateurs qui s'emparent de la réalité. Ne sont-elles pas toujours trop grandes pour les espaces dont elles se saisissent ? N'apportent-elles pas le sang, la peur, la mort en même temps que le rêve ou la nostalgie de voyager ?
Un mélange de familiarité et de terreur laisse naître cette atmosphère étrange et paradoxalement attirante qui caractérise ces œuvres. Une pièce de la maison avec des carrelages noirs et blancs se transforme en château de Barbe-Bleue, l'homme des noces sanglantes. Un jardin tranquille se peuple de loups et d'autres monstres. Dans la cave se trouve le lieu de combat avec le dragon des Nibelungen. Une piscine accueille les protagonistes de Chaperon-rouge. Des architectures en morceau de sucre simulent des paysages exotiques dans l'orient de Pierre Loti.
Ainsi les histoires de Gudrun von Maltzan sont construites sur des lieux de la vie quotidienne. Ces lieux représentent une ambiance de confiance et créent un sentiment de sécurité. C'est en cela que ses contes ressemblent aux contes de fées, dont nous savons qu'ils reconstituent toujours une situation familiale bien connue. Et comme les contes de fées dont on croirait qu'ils n'ont « affaire qu'au royaume du désir,où rien ne sépare le souhait de son accomplissement »(Marthe Robert),ils ne nient pas la souffrance par la répression et par le pouvoir, ni la cruauté de la vie. Le meilleur exemple en est celui qui semble peut-être le plus agréable et le plus anodin, la série sur l'orientalisme qui date de cet hiver.
L'orientalisme. Mélange de souvenirs authentiques de la Tunisie et de l'histoire de voyages célèbres du XIXe siècle, de Flaubert, Hugo, Rimbaud, Loti. Le passage à un monde tout à fait étrange au nôtre, dans lequel nous projetons nos rêves. Une exaltation romantique et sentimentale. Le travestissement, l'érotisme, la richesse, le bonheur : tout cela semble revivre dans les portraits de négresses, dans les affiches de cinéma et dans les temples du désert. Mais l'apparence trompe. Quel est le tableau qui séduit le plus dans cette série ? C'est l'image de la négresse entourée de pailles. Parce qu'elle est lue au premier degré. On remarque à peine que ces pailles s'ordonnent autour de ce portrait, volontairement jauni et immergé dans dans une mer de goudron, comme des flèches empoisonnées. Cette image est en fait un symbole de la colonisation qui est de l'ordre des signes et des mentalités. Plus encore qu'un simple exemple pour un objet de désir exotique, ce tableau est une parabole de l'exploitation que subissent les images en général sous des formes multiples, dans la publicité, dans les média, même dans les musées et sur le marché de l'art. Ce problème est imminent.
Cela explique pourquoi dans les derniers travaux, que ce soit la série du Chaperon-rouge aux USA ou l'hommage à Pierre Loti, nous trouvons moins souvent qu'auparavant une action régie et photographiée par l'artiste elle-même. Elle se sert plutôt d'images existantes qu'elle utilise comme support, affiches publicitaires et cartes postales anciennes, ou qu'elle réinvente, comme les figures de bandes dessinées ou d'illustrations de livres. Le fait de voir employées de telles images-trouvées qui sont toujours retravaillées, recouvertes de couleurs, grattées, blessées, submergées d'autres peintures, sollicite chez le spectateur une double lecture.L'intervention s'avère souvent être un enrichissement et une agression à la fois. Elle produit une image floue ou irritante. Elle rend la lecture difficile et pose la question si l'agression est dirigée contre le sujet en particulier ou contre l'image en soi.
L'exotisme chez Gudrun von Maltzan repose sur une anti-image. Elle n'imagine pas le jardin d'abondance, ni les couleurs sensuelles et chaudes d'un Delacroix, ni la plénitude des plantes et des fleurs ; ce n'est pas l'île paradisiaque, ni une terre promise inconnue qu'elle peint. C'est l'idée de la pauvreté, de la lumière blanche, de constructions claires et rigides, de colonnes érigées dans le vide, de bateaux imaginaires traversant les vagues du désert et d'arcades, sous lesquelles apparaissent parfois des personnages qui font penser aux femmes d'Alger. Ces architectures majestueuses acquièrent une légèreté et une luminosité qui semble loin de nous et de notre monde lourd et épais ; elles ont cependant le même caractère granuleux et friable que des châteaux de sable.
Il existe un exotisme moderne qui nous amène à entreprendre aujourd'hui des voyages aux Etats-Unis, rencontrer les mythes de la conquête du Far West, du succès rapide, du progrès technologique. Gudrun von Maltzan a traduit ces id%E9es dans la confrontation d'un conte européen, le Chaperon-rouge, avec l'inivers des fables du nouveau monde : avec la ménagerie de Walt Disney et les cowboys du Texas. Elle passe d'une image à l'autre, sans scrupules. Le loup qui devrait dévorer la jeune fille, est affronté par un cowboy téméraire et Mickey regarde la scène comme au spectacle. Tout est spectacle, est satyre. L'Amérique est un monde à l'envers. La réalité concrète est depuis longtemps dévorée par son simulacre. Le tourisme a remplacé la conquête. Disney Land est plus parfait, plus sophistiqué que le reste du pays, le leurre de la vie plus fort qu'elle-même : Hollywood, la grimace d'Utopia.
En Utopia, dit Thomas Morus, on ne manque de rien quand on voyage, parce que l'on est partout comme chez soi. Pour nous, justement, le voyage signifie la nécessité d'arriver ailleurs. Pour l'essentiel, ce n'est même pas le voyage qui est rêvé dans les œuvres de Gudrun von Maltzan, mais un ailleurs qui serait la transformation d'elle-même. Il n'y a pas d'histoire qui serait sans aventures, sans danger à bannir. Qu'il s'agisse de Robinson Crusoë ou de Blanche-Neige, d'une photo volée ou d'un train assailli ; s'il faut prendre un bain dans le sang d'un dragon ou vaincre la peur du tigre. Il y a toujours des épreuves à passer.
Les épreuves sont la raison d'être de ces tableaux. Le voyage n'en est qu'un aspect. Il conduit dans des espaces éloignés, dans des forêts magiques, à la fois fascinantes, attirantes et intimidantes. En fait, il s'agit toujours d'un voyage initiatique. Le chemin est douloureux, l'aventure est terrifiante, souvent la femme doit se charger de tâches d'un homme, jouer le rôle du héros, ne pas craindre ni bête fauve, ni la solitude. Les rites de passages sont nécessaires pour réaliser ce qu'on voudrait profondément, devenir un autre.
Pendant les années 70 les œuvres de Gudrun von Maltzan affichèrent pour la plupart sa volonté de raconter ses histoires dans une forme de reportage et de série de documents. Dans la photographie, elle respecta les revendications que l'on attache à une bonne photo, clarté, netteté, lisibilité, selon les normes du documentaire. Depuis, elle a commencé à emprunter des techniques plus expérimentales : les effets d'un grain grossier dans les agrandissements, les éliminations des contrastes du noir et blanc dans les surexpositions, l'intervention sur le négatif ou la diapositive. En peinture aussi ce n'est plus l'évidence de l'énoncé qui compte, mais le geste qui creuse ou renforce le propos de la photo. Plus que sur le sujet, l'accent est mis sur l'antagonisme des deux langages, photographique et pictural. Ainsi Gudrun von Maltzan réussi à se libérer de l'inéluctable rapport que la photographie entretient normalement avec l'objet photographié. Ce qui favorise les tentatives de considérer la photo et la peinture comme équivalentes sur le plan esthétique. Dans les travaux récents de Gudrun von Maltzan elles deviennent indifférenciables.
Mars 1984 Catalogue de l'exposition Galerie Viviane Esders